COUPABLE ET INNOCENT
Bassam Geitani commence par donner congé à son ego. Sa démarche se déploie dans le vide laissé par ce départ. Il n'a rien à exprimer, proclamer, professer. II laisse la parole aux matériaux dont il se fait l'adjuvant. Tout se passe au niveau de la réflexion, de la conceptualisation. Il s'agit d'imaginer un protocole, de décider une série de gestes qui, d'eux-mêmes, engendreront la toile sans intervention intentionnelle de sa part.
Auparavant, Geitani pliait ses toiles avant de les teinter. Il va désormais les mouiller, les étendre à plat à même le sol, poser dessus une étoffe de surface double, mousseline légère ou cotonnade plus consistante. Il va la chiffonner pour lui faire occuper la surface réduite du support. Par plissements, froissements, compressions, il va générer une tectonique textile qui fera surgir une sorte de paysage accidenté, avec collines et vallées, creux et crêtes. Les creux adhèrent à la toile sous-jacente, les crêtes s'en détachent. Il n'a plus qu'à saupoudrer de la limaille d'acier sur ce relief aléatoire et à mouiller le tout. La limaille laissera filtrer à travers les parties en contact un jus de rouille, parfois un jus noir si elle contient du graphite. Suivant le temps d'exposition et d'oxydation, un ou deux jours en moyenne, l'imprégnation sera plus ou moins intense.
Une fois la mariée mise à nu, le voile enlevé, la toile exhibera une projection à deux dimensions du paysage à trois dimensions à travers un enchevêtrement labyrinthique de blancs, correspondant aux parties repliées, froncées, bombées qui n'ont pas laisse passer le jus, d'empreintes ferrugineuses et de traces carboniques là où l'adhérence a concentré la teinture. Après un jour de séchage en moyenne, selon l'humidité ambiante, un médium acrylique protecteur pérennisera le résultat.
Geitani s'intéresse à ce que la matière textile peut faire toute seule (ou presque) à travers pliage et dépliage. Cette attention au pli s'inscrit dans une longue tradition qu'il renouvelle à sa manière à l'instar d'autres artistes contemporains. Elle fait écho à l'art baroque, bien entendu, mais aussi aux drapés de la sculpture antique. Le tissu tantôt révélait le corps en épousant un sein, une cuisse, tantôt le dissimulait en s'amoncelant en torsions artificielles impossibles avec une étoffe réelle. Pour donner une impression de vérité sublimée, l'art devait pratiquer le mensonge.
Ici, c'est la probité qui règne. C'est l'étoffe qui crée ses propres configurations fortuites. Le plasticien, minimaliste, se contente de l'aider à en perpétuer la trace. Ce que l'on voit, c'est la signature de la matière, pas celle d'un « auteur » qui n'existe pas puisqu'il s'est délibérément effacé. Il ne compose ni ne corrige la toile, il livre tel quel le travail des matériaux qui racontent leurs propres tribulations. Selon leur élasticité, leur malléabilité, la forme du contact avec la toile changera et donc aussi la nature complexe des relations entre aplat et relief, plan et volume, teinture et non-teinture, présence et absence.
A l'image de ce qu'on ne peut pas appeler sa peinture mais qu'on est bien forcé d'appeler son œuvre, faute d'un autre terme, Geitani est à la fois absent et présent, engagé et dégagé, acteur et témoin, coupable et innocent. C'est dans ce paradoxal double statut, « in/out », « on/off », d'auteur postmoderne mille fois mort et ressuscité, qu'il se sent le plus à l'aise.
Joseph Tarrab
Le contenu de chaque œuvre montre l'impossibilité de séparer la forme de la couleur, puisque le matériau que je manipule impose ses lois et ses originalités.
A partir de là, je trouve que mes œuvres se réunissent sur leurs propres réalités et qu'elles sont composées de durée, de hasard et de brut.
Bassam Geitani