Djinniyat Lar - Shadia Alem et Raja Alem

February 21, 2001 to March 03, 2001
Solo
Galerie Janine Rubeiz

Djinniyat Lar - Shadia Alem et Raja Alem

diinniyat lat

Raja Alem traduit de l'arabe par

Etel Adnan

Voici le récit de la résurrection du fleuve Lar, présenté dans les chroniques de Ptolémée comme étant un fleuve majestueux, prenant sa source dans le défilé profond de Najran et bordant toutes les terres de Huwaila qui sont riches en or, en argent, en palmeraies de doums et en onyx. Ce fleuve disparut il y a bien longtemps, engloutissant les jardins d'Arabie ainsi que ces houris que l'on avait coutume d'appeler les djinns du Lar. Mais il fut inscrit dans le destin de la péninsule que le fleuve rejaillira un jour, qu'il traversera de nouveau le pays des Arabes et sillonnera le terrible désert du Rub al Khaled en direction du nord-est pour se jeter dans le Golfe Arabique. Tout être qui posséderait un regard assez perçant pour voir à l'oeil nu ce fleuve enfoui, et qui s'embarquerait sur ses eaux, serait inéluctablement promis à un bonheur éternel, car Lar porte en ses entrailles, et enroulés en un anneau scellé, les quatre fleuves secrets de l'Arabie: Dawassir, Al-Rumma, Al-Sirhan et Huran.

Avec le fleuve ont disparu des yeux du monde plusieurs tribus d'Arabie.

Il est dit que celles-ci ont été englouties dans les sables funestes du Rub Al Khaled, aucun être ne pouvant s'aventurer dans ce désert sans y laisser sa vie, happé par les galeries souterraines de sable qui s'y multiplient à l'envie et où le soleil ne pénètre jamais. Les hommes de ces tribus disparues étaient partis à la recherche des sources secrètes du fleuve, dissimulées dans le sable.

Pourtant, un voyageur solitaire est revenu de ces mystérieuses galeries inexplorées et a témoigné de cette aventure. Il a rapporté que ces tribus étaient liées par un pacte dont les termes étaient inscrits sur des planches en bois de santal. C'est ainsi que sur ces planches étaient gravées, et préservées, les lois qui régissaient la Péninsule Arabique avant la disparition du fleuve. Sur le pourtour des planches il avait pu lire les récits épiques des géants qui avaient construit les rives du fleuve et leurs jardins. Ces récits, écrits au milieu de magnifiques motifs ornementaux, relataient également l'historique d'alliances tribales, mais gardaient le silence sur les djinns femelles qui habitaient ces vallées souterraines. Pourtant ces créatures étaient en quelque sorte les gardiennes de ces tribus englouties car si tout être vivant étranger s'en approchait, elles lançaient des cris tels que le coeur de ce dernier ne pouvait alors qu'éclater. Le voyageur continue de raconter les faits dont il fit l'expérience dans ce monde englouti. Il s'était mis en quête des djinns qui pouvaient résider dans les planches en bois de santal lorsqu'une femme lui apparut, toute de noir tissée et dont le corps scintillant et fuyant ne se laissait saisir ni par le feu ni par les mots. On la lui présenta comme étant le fleuve Lar lui-même, car dans le langage de ces tribus vivant dans le ventre de la terre, la femme est un fleuve.

On lui raconta que l'apparition toute de noir tissée cachait en elle des êtres qui lui étaient similaires, prisonnières d'une peau de serpent de feu, dont les flammes bleues pouvaient brûler et faire saigner toute pupille qui se poserait sur elles. Le voyageur poursuivit ses fouilles dans le bois des planches de santal quand surgit la prophétie du Lar lui disant: «Je suis l'eau de vie qui prend sa source dans le Najran. Aux hommes jeunes je lance des appels trompeurs qui induisent en erreur le plus fort et s'emparent du plus beau sans jamais le laisser s'échapper. Je leur réclame des épées pour me dépouiller des écailles de ma peau afin de mettre à jour les marques secrètes sous lesquelles se cachent mes semblables, les djinns femelles du Lar. Si de ces marques-talismans douze, vingt-et-une ou un nombre infini de diinns parviennent à se ressouder, le fleuve se remettra à couler, charriant dans ses flots la promesse des jardins de l'Eden.»

Le voyageur se souvint des mots de Abi Zayd al Sarouii dans sa chronique oubliée: la femme est fleuve et les diinns de ces nobles fratries sont dotées de corps pleins de souplesse et d'attributs merveilleux dans lesquels a été insufflée l'âme animale dans toute sa pureté. Ces créatures peuvent se manifester sous n'importe quelle forme, goutte d'eau transperçant la paroi d'une roche ou caméléon passant au travers de grottes profondes. Elles sont animées d'une passion trés ardente mais leur corps, parce qu'enduit d'un parfum huileux et glissant, les empêche de pénétrer l'être aimé: elles se transforment en pierre dès que se reflète sur elles l'ombre d'un étranger ou d'un ennemi. A la guerre, ces djinns sont plus redoutables que toute une armée de valeureux guerries car elles s'attaquent à l'adversaire en s'infiltrant dans son être et en y faisant souffler des vents d'une telle violence qu'ils font exploser le cœur de leur victime.

Le voyageur prend ensuite note du fait que les cavaliers du Rub al

Khaled rivalisent de courage et de bravoure jusqu'à sacrifier leur vie pour faire ressurgir le Lar, l'eau de vie bleue, et capturer ses djinns, dissimlées dans le cœur et les veines d'êtres créés. Ainsi ont-ils renoncé aux joies du bien-être et de la douceur de vivre entourés de proches, pour s'en aller, pieds nus, dans les galeries de sable, les yeux baissés par le recueillement et le ravissment, le regard plongé dans les entrailles de la terre, à la recherche des trésors enfouis appartenant aux Arabes du passé, les tribus de 'Ad, Thamoud, Tassam, Joudais, Jurhum et Bar. Mourants de soif, brûlés par des flammes, ils luttent pour découvrir la source du fleuve qui sommeille quelque part dans les profondeurs du désert éternel.

Qu'il a vu des vagues de guerriers de la tonotre voyageur note également

Lors de son errance à travers le désert. notre voyageur note également

disperser en différentes races et couleurs, sortis du cœur de la nuit noir, et exterminant leurs ennemis jusqu'à leurs racines. Toutefois, tout guerrier tombé sur le champ de bataille ne meurt pas vraiment mais est porté en triomphe sur le dos serpentueux du fleuve Lar. Ces héros ainsi rescapés forment une mer de nuit qui emporte dans ses vagues le butin de guerre et les images de djinns telles qu'elles sont représentées en rêve. Alors le Lar devient visible et coule sur terre.

Voici ce que les djinns ont rapporté au voyageur sur leur propre nature :

Mon enfance date du temps où je me mouvais entre ciel et terre et qu'il n'y avait encore aucune frontière entre l'homme et son paradis. De la boue initiale, mon corps s'est formé et a été roulé. Les apparences ne me font plus obstacle, je passe des unes aux autres, d'un corps à celui qui lui est opposé, par la seule pensée. Mon mouvement est un froissement né du chant d'amour d'un chamelier. Je suis la mélodie qui ne s'efface jamais de la mémoire de l'Animal.

Nubile, je me suis soudée à l'argile don't furent façonnées toutes les créatures.

Je suis à présent fermement unie à la terre que vous foulez à vos pieds, là où vous vous étendez la nuit, et dans les entrailles de laquelle, à votre mort, vous reposerez. Je suis la passerelle vers l'Eden, qui a échappé à vos pas.

Tout à l'heure, l'éclair a fendu les nuages comme l'épée fend la lumière.

Voilà ce que je suis. Lorsque j'apparais le bédouin retrouve les sources souterraines et les points d'eau vive en son propre corps. Le troupeau suit le point de chute de l'éclair qui fend les nuages. Grâce à celui-ci, les bêtes distinguent le loup du berger et du chamelier. C'est là qu'ils vont paître et éviter de mourir.

Je suis le chemin que nul ne peut traverser s'il est seul. Il y faut engager son corps et son âme dans un même élan, car l'un est le miroir de l'autre. Et de ce dialogue, de ce miroir, naissent sur mon chemin des idées créatrices et des sentiments qui sont des énergies à l'instar de l'éclair qui illumine tout ce qu'il touche, comme il unifie les essences et les apparences.

O êtres, que l'amour règne en vous en ce crépuscule! J'étendrai sur vous un voil et resterai un mystère caché tant que je serai en vie. Vous n'obtiendrez de moi ni le jaune, ni le vert, ni le rouge. Toute couleur me transperce pour aller vers vous et vous la buvez avec avidité. Votre pluie se perd. Laissez-moi

partir.

Lorsque tu confines les choses existantes au monde extérieur, que tu arrêtes toute agitation et toute parole, et pries dans une écoute profonde du coeur du mouvement, se dévoilent à ta vision les iles immergées et l'océan se voue à ton gre. Le vent, le fer et la pierre se soumettent à ton pouvoir et tu deviens le maître des esprits, des humains et des oiseaux. Tout ce qui est toi et autour de toi abolit la lumière, se calme, et le silence se fait.

Dans les volutes de l'Aleph, d'où je suis apparue, veille la lumière intérieure. Je me suis hasardée au dehors pour apporter la flamme à ceux qui attendent dans les ténèbres. Tout ce qui est visible sur ma peau n'est que le pâle reflet de l'éternel. De la voix de celui-ci sont sorties les soixante-dix trompettes. Approche-toi et déchiffre les lettres du premier son. Ce son sera le dernier.

Lorsque je suis tombée dans le désert éternel, j'étais une pierre précieuse. Ma nature tranchante m'a séparée de mes compagnes faites d'or et d'argent. Les esprits du vent et du sable m'ont peu à peu polie. Ma surface chatoyante lance des éclairs. Des feux foudroyants sortent de mon corps comme ils le feraient d'une mine. Il ne reste plus en moi d'éclat qui n'aspire à se libérer pour disparaître dans l'esprit qui incite le sable à se parer, se transformer et demeurer dans le Tout pour se consacrer à l'Un. Tout ce qui en moi brille rappelle à l'unité.

Dans le désert, mon côté animal possède des sens qui dépassent les sens ordinaires et sont de nature à capter la vérité qui est voilée. Mon corps a la capacité de se replier sur lui-même aussi bien que de s'étender dans toutes directions, pouvoirs qui sont nécessaires à la saisie de tout cheminement de la vérité en nous et qui nous permettent de nous faufiler derrière tout reptile qui serait le gardien de l'esprit de connaissance.

Où que tu ailles, vers l'est ou l'ouest, tu trouveras toujours sur ton chemin une veinule du bleu du Lar qui sera là pour te donner la mort. Tu te noieras dans le creux de ma gorge, lieu où s'entrecroisent les lignes ascendantes et descendantes de mon corps. Leur silence éloquent peut te faire délirer afin de combler ta solitude. Même si tes sens se sont habitués à l'obscurité tu apercevras des lueurs qui viennent d'une direction inattendue.

Ces lueurs fouilleront en toi pour y atteindre l'explorateur téméraire capable de s'attaquer à l'imprévu, là où se trouve le sceau des vies assoiffées. Ma peau colorée comme une mosaïque, et étendue au fond du Rub al

Khaled, est un dessin divin gravé sur le dos de la dune. Je pars sans faire le bruit qui te réveillerait comme à ton tour tu peux partir sans me déranger, à l'exemple de l'eau dormant sous la roche qui lentement l'érode jusqu'au found et à l'insu du corps et du temps. Attache ton cheval, ôte tes chaussures et pénêtre en moi au delà du visible. Laisse derrière toi ta tente et ton histoire personnelle qui veilleront sur ton ombre. Que tous ceux que tu auras ainsi

¡aissés dansent dans l'extase de la joie.

Mon cœur est un verbe qui se lit par l'éclat argenté de ma queue. Les des de nacre jetés sur ma poitrine te révèleront à toi-même. Si tu parviens à me lire tu te découvriras, tu déchiffreras ton propre destin avec une clarté qui ne permettra point que l'heure de ta mort te soit dissimulée. La parole prend vie lorsqu'elle insinue finesse et subtilité, et possède l'habileté des orfèvres qui sculptent l'absolu pour le traduire selon des courbes, des ciselures et des nervures. Voici que les sentiments de ton peuple te sont connus. Tu devrais lui prêter tes pouvoirs de divination et d'exaltation.

Ne t'arrête pas devant l'obstacle fait d'eau ou de la djinn. Poursuis ta route, ton cheminement à travers les êtres. Continue à les habiter. Laiss-toi emporter par les vagues qui s'entrechoquent pour remonter jusqu'à l'Un. Tout ce qui se révèle à toi c'est moi, c'est toi, c'est le tout. Je suis la djinn et encore la djinn. Je suis l'unique et la triade. Je suis double et multiple. Je ne ressemble à aucune d'elles. Je ne suis pas pareille à moi-même dans le présent, le passé ou le futur. Je ne ressemble à rien qui existe, a existé ou existera.

Je suis la confirmation de l'acte de création et de re-création. Mon existence fait renaître le fleuve qui dort en vous. Le Lar révèle vos actes et non votre réflexion. Ce que je ressuscite c'est l'énergie de la vie et non pas sa limitation.