Mahmoud Zibawi - Du visage et des choses

March 04, 1998 to March 28, 1998
Solo
Galerie Janine Rubeiz

Mahmoud Zibawi - Du visage et des choses

Au Seuil

 

En contemplant les faces peintes par Mahmoud Zibawi, je me souviens invinciblement de ce passage des "Carnets d'un peintre d'icônes" du père

Grégoire Krug :

"L'icône dans son existence liturgique ecclésiale n'est pas séparée de l'art extérieur, mais est semblable à un sommet neigeux qui déverse ses ruisseaux dans la vallée la remplissant et communiquant à tout la vie".

« Il y a encore un autre lien intime de l'icône avec la peinture extérieure profane. L'icône fait naître dans la peinture étrangère à l'Eglise, parfois totalement terrestre, la soif mystérieuse de s'ecclésialiser, de changer sa nature. L'icône dans se cas est le levain céleste qui fait fermenter la pâte dans laquelle ce levain s'est trouvé ».

Dans la série des visages de Zibawi, toute chair se fait pure spiritualité, pure méditation, pure vie silencieuse. "Vie silencieuse", c'est ainsi que se nomment en anglais ou en allemand les "natures mortes": ce qui est là inscrit dans le lexique, l'est également dans l'écriture picturale. Il y a une parenté certaine entre le traitement des éléments figuratifs dans les deux cas.

La tendance à la monochromie permet de faire vibrer la surface dans des sonorités toutes en nuances subtiles, en irisations qui ne disent que l'essentiel et fuient le pittoresque. Là se grave le sceau de l'intemporalité : le vivant est porteur d'Histoire, de la longue suite des drames et des exaltations du corps et de l'esprit, et il se révèle, lui l'antiquement vieux, à nouveau recueilli, rassemblé, réconcilié, peut-être revenu de cet "exil occidental" dont Sohravardi nous entretient. Dans la tautologie différenciée de la couleur se lit la tautologie des sujets : ne dit-on pas toujours le même? Et ne fait-on pas toujours le même rêve verlainien sur « les aimés que la vie exila », sur celle qui, chaque fois n'est « ni tout à fait la même ni tout à fait une autre ».

Le fait, je l'ai souligné plus haut, de l'affinité mystérieuse des portraits-natures-mortes de Zibawi avec l'iconique, nous indique que ce peintre, venu de cette culture libanaise où se croisent, s'entremêlent et se fécondent les traditions du refus islamique de l'image .

Fruit des perversions de l'imaginaire, et la proclamation de l'image en tant qu'ayant son site dans ce "mundis imaginalis" qu'Henry Corbin a décrit à partir de la pensée islamique du "barzach" et de l'"alam al-mithal" de Sohravardi à Ibn Arabi et Haydar Amoli :

« C'est le monde intermédiaire entre le monde intelligible des êtres de pure Lumière et le monde sensible : l'organe qui le perçoit en propre est l'imagination active. Ce n'est pas le monde des Idées platoniciennes, mais le monde des Formes et des Images "en suspens" ; l'expression veut dire qu'elles ne sont pas immanentes à un substrat matériel (comme la couleur rouge, par exemple, est immanente à un corps rouge), mais elles sont des "lieux épiphaniques" où elles se manifestent comme l'image "en suspens" dans un miroir. C'est un monde où se retrouvent la richesse et la variété du monde sensible, mais à l'état subtil, un monde des Formes et des Images subsistantes, autonomes, qui est le seuil du Monde de l'Ame ».

Quel écho étonnant, plusieurs siècles plus tard, dans la "Shwebende Mitte", "milieu en suspension" du prologue de la "Phénoménologie de l'Esprit" de Hegel, ce site qui indique, dans le cadre strict des productions de l'esprit, un "seuil", seuil qui chez Hegel s'arrête aux portes de l'ineffable, sinon le nie.

C'est une crête fragile, celle où se déroule le drame des tensions entre le visible et l'invisible, l'expression et le silence, la manifestation et le retrait. C'est celle de l'art pictural qui dans son histoire connue oscille entre re-présentation et présentation, reflet et présence, faisant toujours triompher à travers l'hétérogénéité complexe des styles un rythme, rythme qui, dans son abstraction essentielle, traverse tous les tissus formels et colorés. C'est à cet être même du pictural que s'origine toute œuvre d'art. La création que Zibawi est en train d'édifier est toute orientée, dans un certain sens, vers les origines de notre art occidental, au moment crucial où le Moyen Age, tout imprégné de culture créatrice universelle, bascule vers les Temps Modernes, qui petit à petit perdront l'intégrité du vivant au profit d'un européocentrisme exclusif, individualiste, grand refouleur de ce que Berdiaev appelait « le noyau ontologique de la vie », de tout ce qui n'entre pas dans les catégories construites pour la commodité et le confort.

Du point de vue de l'art pictural, ce fut le triomphe de la peinture de chevalet dont les fruits sont, certes, admirables, mais dont les principes ont été mis en question dès la fin du XIXe siècle et de façon particulièrement virulente au XXe.

Dans une certaine mesure, Zibawi participe de ce mouvement que nous avons connu dans notre siècle, mouvement qui voulait faire revenir le "tableau" issu de l'icône, vers celle-ci, mais en conservant à l'œuvre d'art profane sa spécificité non directement ecclésiale. Dangereuse est la tentation de faire pencher la balance vers le trop humain, vers le sensualisme. Ce fut la tentation de Léonard de Vinci. Zibawi évite cependant les écueils de l'« hybridité christo-païenne » qui, selon Berdiaev a empoisonné l'art de la Renaissance.

Grâce à une puissante ascèse de la volonté créatrice, Zibawi réussit à maintenir l'équilibre entre les illusions du visible et les apories de l'inapparent. D'où les fortes énergies méditatives qui nous interpellent dans son œuvre, avec la gravité d'un regard à l'écoute des palpitations secrètes.

Jean-Claude Marcadé