« Savez-vous que plus de 70 % de la poussière provient des cellules mortes de l'être humain ? » assène, sourire aux lèvres, Dalia Baassiri. Dans l'espace immaculé de la galerie Janine Rubeiz qui lui consacre une exposition jusqu'au 14 avril*, la jeune femme, au minois de poupée de porcelaine sous de longues boucles brunes, accompagne ses mots d'un balancement de bras dans l'air. « Vous voyez ce simple geste? Il fait tomber au sol des milliers de peaux mortes. Lesquelles vont se mêler à d'autres particules, d'autres résidus pour former ce qu'on appelle la poussière. Celle-ci n'est donc qu'une invisible, une fantomatique mais omniprésente prolongation de soi comme de tout ce qui nous entoure. »
À l'instar de n'importe quelle femme, Dalia Baassiri s'adonne régulièrement au dépoussiérage. Sauf que, pour elle, cette activité n'est pas seulement ménagère. Elle serait plutôt l'élément essentiel de son processus artistique, le pigment principal de ses peintures récolté au balai ou au moyen de lingettes nettoyantes. « Imaginez ce que cela représente pour un artiste de mettre dans ses œuvres littéralement une partie de lui-même », s'exclame-t-elle dans une sorte de jubilation étonnée.
À 36 ans, cette artiste trace sa voie à l'international avec une douce détermination. Après avoir bifurqué, à mi-parcours, du graphisme et de l'illustration « pour autrui » vers la liberté d'un art absolument personnel, Dalia Baassiri s'inscrit aujourd'hui parmi les talents les plus prometteurs de sa génération. Invitée régulièrement à participer à des expositions et résidences à l'étranger, à Berlin, Sienne (Kempinsky Young Artist Program Visual Arts Fellowship en 2015), ou dernièrement New York (ArteEast), elle poursuit avec une sincérité résolue une démarche conceptuelle axée sur la trace, la mémoire, l'archivage des instants de vie à partir de leurs plus infimes résidus. « Cette poussière qui nous entoure, sans que l'on y prête attention, raconte tant de nos vies actuelles. En fonction de son épaisseur, de sa noirceur, elle est un instrument de datation d'espaces et de temps. Elle est pourvoyeuse d'histoires, et moi j'ai toujours porté un grand intérêt aux gens, à leurs histoires petites ou grandes », tente-t-elle une explication. Il suffit de jeter un œil sur les œuvres exposées pour saisir son propos. Car à partir de lingettes et de pigments gris ou noir (en fonction de la couche de poussière accumulée), la jeune femme réussit à représenter avec une frémissante sensibilité allégorique la migration, les bruissements ailés des désirs, les pics de pollution, cette ouatée solitude urbaine ou encore la dérisoire activité de nos minuscules vies citadines...
Nadine Begdache, sa galeriste, parle, elle, de « l'ambition positive de Dalia pour changer le monde. Son art est porteur d'un message d'évolution de la société, à commencer par son environnement et sa famille même ».
« Tu ne viens pas pour apprendre... »
Car tout a commencé à Saïda, sa ville natale. « Cette ville tellement calme, au temps de mon enfance, a insufflé en moi le calme », confie-t-elle. Haute comme trois pommes, Dalia Baassiri crayonne déjà. Le dessin est une forme de loisir prisé par sa maman, qui tient un cahier de croquis, comme par ses petites voisines d'immeuble. « Je ne faisais que les imiter », dit-elle. Même si par la suite elle continuera à dessiner, spécialement en cours d'arabe et de maths. La petite fille cultive aussi un autre hobby, plus insolite, qu'elle ne partage avec personne. Elle passe son temps libre à contempler... la poussière, avec des étoiles plein les yeux. « Ces particules qui devenaient visibles et tourbillonnantes à la magie d'un rayon de soleil me fascinaient, se souvient-elle. D'autant qu'elles semblaient narguer les nettoyeurs de carreaux. »
À 18 ans, elle se dirige vers le design graphique, les études de beaux-arts étant alors fortement stigmatisées par son entourage. Son diplôme en poche, elle intègre la vie active jusqu'à... ses 29 ans. « Là j'ai eu une sorte de prise de conscience de ce que je voulais réellement faire de ma vie. J'avais acquis la force et la maturité nécessaires pour prendre mes propres décisions », dit-elle. Elle quitte son boulot, emballe ses affaires et s'envole pour Londres où, reprenant ainsi dix ans plus tard ses études, elle s'inscrit au programme de la Chelsea College of Art and Design. « J'ai réalisé que je reprenais enfin possession de ma propre voix, que je libérais enfin totalement ma créativité. La pression était forte mais en même temps je concrétisais un rêve. »
De cette année londonienne, elle retiendra surtout ce commentaire de son professeur: « Tu ne viens pas ici pour apprendre, mais pour découvrir qui tu es, trouver ta place au sein de la société et avoir la capacité de dire j'aime ou je n'aime pas. » Cette phrase va lui déployer les ailes. « Avant, j'étais une illustratrice qui se noyait dans les détails. Son conseil m'a permis de me délester de tout ce qui surchargeait mon art. »
Nettoyage
De retour au Liban en 2013, elle est confrontée à une épreuve qui sera fondatrice dans son art : le feu dans la maison familiale par des balles incendiaires lors des événements de Abra.
« Les murs étaient carbonisés, tout était recouvert d'une épaisse couche de suie. C'était un choc émotionnel très fort. Sauf que pour moi qui avais choisi comme sujet de thèse «Comment le nettoyage peut-il intégrer le champ artistique?», c'était l'occasion à saisir pour son application concrète. J'ai pris les choses en main. J'ai demandé à ma mère de me laisser me charger seule de la remise en l'état. Et c'est à partir des impressions laissées aux murs par les éponges humides et la cendre que j'ai décidé de dessiner sur les murs les moments et personnages-clés de mon enfance. C'était une manière de me réapproprier la maison familiale. »
À partir de là, Dalia Baassiri ne cessera de tremper son pinceau dans la poussière, la cendre, la suie (mélangés à de la glue et de l'acrylique)... pour immortaliser, sur toile ou dans ses installations, ces éphémères moments d'émotion qui font l'écume des jours.
1981
naissance de Dalia Baassiri à Saïda.
2003
diplôme en graphic design à la LAU.
2012
master en fine arts, Chelsea College of Arts.
2015
résidence à Berlin et Sienne à l'invitation de la Kempinsky Young Artist Program Visual Arts Fellowship.
2016
résidence à New York (Residency Unlimited et Sculpture Space Utica) à l'invitation de ArteEast.
* Galerie Janine Rubeiz
Raouché, imm. Majdalani, rez-de-chaussée. Horaires d'ouverture : de mardi à vendredi, de 10h à 19h, et samedi de 10h à 17h. Tél. : 01-868290.
Zéna Zalzal | Orient Le Jour